Jeanne

 Jeanne Poirot est née de Justine Pothier et de Lucien Poirot au Void d’Escles le 26 janvier 1891, après sa sœur Marie née en 1884 et son frère Lucien né en 1886. Son deuxième frère Bernard né en 1888, est mort à l’âge de 1 an. Elle va à l’école du Void d’Escles, où elle obtient son certificat d’étude en 1904. Peut-être a-t-elle été encouragée par son oncle Arsène Poirot, né en 1863, et instituteur à Circourt… et à qui la petite famille allait rendre visite en char à banc. En 1901, son frère Lucien meurt brutalement à l’âge de 15 ans (du faux croup (!) ou du tetanos, disait-elle) ; Jeanne avait 10 ans, elle en parlait souvent : ce fut son premier gros drame. 

La famille avait des cousins à Paris, du côté Bernard, qui proposèrent de faire venir Jeanne dans la capitale. Avec l’accord de ses parents, Jeanne partit à Paris en train, en 1906  à l'âge de 15 ans, pour une durée indéterminée. Les Bernard étaient une famille aisée, et habitait Passy. Jeanne a toujours raconté ses visites à Paris, impressionnée d’avoir cotoyé des gens riches avec des bonnes manières… « les Messieurs nous prenaient par le bras, on allait au Bon Marché, on prenait le métro, il y avait l’électricité... » Jeanne avait encore des étoiles dans les yeux quand elle racontait sa vie à Paris à ses proches.

« si notre Marie ne s’était pas mariée, j’y serais peut-être encore... » Sa sœur Marie se marie le 3 avril 1907 avec Georges Démard et Jeanne revient à contre-coeur à 16 ans au pays pour ce mariage.

Marie a quitté le foyer familial et Jeanne vit maintenant avec ses parents et travaille à la ferme du Void d'Escles, apprend à coudre, broder et surtout à faire de la dentelle. Cette belle dentelle, c'est Georges Bretzner d'Escles qui lui achète et qui a les débouchés pour la revendre. En allant porter sa production à Escles chez Georges, elle y rencontre le beau-frère de Georges, Léon qui a son âge... et ils tombent amoureux. Pas de chance, celui-ci part au service militaire peu après, et ils se voient donc peu. Puis vient la guerre et Léon part au front... Ils communiquent par des lettres enflammées et pleines d'amour dont nous avons retrouvé quelques exemplaires... 

Léon revient en juin 1917 et retrouve Jeanne entre 2 attaques / hécatombes dans les tranchées, puis il repart...

En mars 1918, Jeanne accouche de Jean, en l'absence de Léon, qui ne revient qu'à la fin de la guerre, en novembre 1918, complétement transformé et mûri par la guerre. Il a 27 ans et il reprend la ferme ; Jeanne le rejoint à Escles, chez Léon Ruaux père, et Joséphine Poirot sa belle-mère. Elle continue à faire de la dentelle, tout en s'occupant des nombreuses tâches de la maison et de la ferme.

Léon, le beau-père de Jeanne meurt en 1920 à 69 ans, et Léon, son mari, embauche Léon Berry, petit voisin de 14 ans, qui va prendre en charge tout le travail effectué par feu Léon. Léon forme Léon Berry à tous les travaux de cette grande ferme pour l'époque.

Petite révolution dans les villages : l'arrivée de l'électricité en 110V. On a de la lumière le soir et le matin. Une ampoule pas très puissante dans les pièces principales, et à la grange. Cela étend la durée de l'activité au moins l'hiver...

Ils reçoivent leurs amis de façon régulière : ils viennent de Liffol le Grand, de Lyon, d'Epinal... et les cousins de Paris viennent eux aussi passer des vacances à Escles. Les fêtes de village font toujours l'objet de repas très bons et très copieux, préparés par Jeanne et Joséphine. Jean est gâté, mais très autonome ; il travaille bien à l'école et a son certificat. Léon et Jeanne l'envoyent à Charmes à l'âge de 12 ans, en 1930, mais Jean demande à revenir à la ferme, au grand damne de l'oncle instituteur de Circourt.  

Autre révolution : l'arrivée en 1932 de l'automobile : Jeanne est fière d'accompagner Léon dans leur 201 Peugeot, que Jean va tout de suite conduire (sans souci de permis de conduire).

1938, Jean part à Strasbourg faire son service militaire ; Jeanne est triste de voir partir son fils unique pour 2 ans...

Elle en sera séparée 7 ans, avec des nouvelles toujours inquiétantes par des lettres de Jean, annonçant successivement sa vie près du Lac de Constance, dans les camps de représailles de Rawa Ruska et Tarnopol en Ukraine, à Greifswald en Poméranie... Et toujours elle prépare des colis de victuailles qu'elle fait passer via la Croix Rouge... et qui sauveront son fils d'une probable mort de faim dans les camps Ukrainiens.

Le retour de Jean a lieu en juin 1945 ; il est blessé gravement à l'oeil gauche par un coup de pied de cheval, mais s'est fait soigner en revenant par Paris et l'hopital Henri Mondor. Jean a beaucoup de mal à se réadapter à la vie dans son village après 7 ans d'absence et Jeanne fait tout ce qu'elle peut pour l'aider, mais en  vain... il faudra plus d'une année à Jean pour retrouver ses marques. A peu près en même temps que le retour de Jean, la famille reçoit un prisonnier Allemand, le Hans, qui est resté plus de 2 ans à la ferme, participant aux travaux des champs, mais aussi à la construction de la nouvelle maison destinée à Jean et Paulette.

Jeanne va accueillir sa belle-fille fin 1947 après un mariage mémorable faisant oublier les restrictions alimentaires d'après-guerre. Une petite fille arrive à la maison, le 8 avril 1948, Betty. Le baptème, les premiers pas, le petit frère, Bernard, en mars 1951... les fêtes, le travail, la vie reprend avec le retour à l'abondance des périodes de paix.

Premier nuage : la soeur de sa belle-fille, Marcelle, décède accidentellement en novembre 1951, à l'âge de 36 ans avec  3 enfants...  et puis Bernard meurt en 2 jours à l'âge de 1 an, en 1952. Jacques arrive en juillet 1953, et la vie reprend, avec des cicatrices... Léon, son mari, marque le coup, avec cette accumulation de luttes, de deuils, de peines....

Il meurt brutalement (une attaque) au milieu de ses amis un dimanche matin en revenant de Saint Martin, où ils préparaient la cérémonie annuelle de début août dans le site gallo-romain du vallon de Saint Martin. Ses amis reviennent annoncer la nouvelle à la famille : un vrai drame pour Jeanne, qui va dorénavant reporter  toute son affection vers ses 2 petits enfants, et se réfugier dans la spiritualité de la religion catholique. 

Jeanne va toujours rayonner une certaine sérénité, au delà des épreuves multiples et rapprochées. Cette sérénité ve permettre à la famille de se ressouder et de faire face, pour une période de reconstruction plus longue...

Elle va surveiller le petit Jacques comme le lait sur le feu... tout en continuant de s'occuper de son jardin en maitresse d'oeuvre, de faire la plus belle dentelle du village pour ses petits-enfants et le curé, de préparer les légumes pour les soupes biquotidiennes, tout en allant à la messe au moins 4 fois par semaine.

Jean développe et remembre la ferme avec les nouveaux moyens apportés par les machines, la chimie, les engrais, ... le métier change et Jeanne, "la Mémère", décroche de ce métier ("je ne suis plus du siècle")... 

Betty grandit, en 1959, ses parents la mettent en pension en 6ème à Epinal, retour tous les quinze jours...

Elle redouble alors d'attentions pour Jacques qui vit heureux avec sa famille à dominante féminine, au grand dam du papa, qui constate que son fils n'est pas assez dégourdi....

1963 : la maitresse de Jacques, Mme Ferrisse, demande aux parents de le mettre sans attendre en sixième : Jeanne voit encore arriver une séparation ; elle va tout faire pour que Jacques vive le mieux possible si loin de sa famille : argent de poche, chocolat, revues... Elle va même l'accompagner quelquefois à Epinal.

Jacques s'émancipe avec l'âge, il n'a pas les fréquentations ni la vie que Jeanne aurait souhaitées : les mises en garde n'y font rien, Jacques finit par se marier en 1976 avec Evelyne... à Circourt, là où elle allait voir son oncle étant jeune, à 20 kilomètres de la maison. Elle retrouve le village de son oncle et sa tombe lors du mariage. Elle adopte sa belle petite-fille et lui apprend à faire la dentelle. Julien arrive à la ferme en 1977, Jeanne a 86 ans et va s'occuper de cet arrière petit-fils, avec un peu de confusion dans le prénom (Julien, Jean, Jacques ?...)

Le couple s'en va travailler à Paris dès 1977, mais revient chaque semaine avec le petit. Emilie arrive en 1980 : Jeanne a 89 ans et fatigue ("je serais bien mieux à Chenimont", le lieu-dit du cimetière). Elle s'en va discrètement en 1981 sans prévenir après quelques jours où elle se disait "patraque".

Jeanne a eu une vie pleine de sagesse et de bienveillance pour sa famille : mettre sa vie au service de la famille qu'elle a fondée avec Léon et au service de Dieu, sans attendre quoique ce soit en retour, tel était son seul but dans la vie, ce qui lui a permis de survivre à tellement de chocs.

PS : 

Jeanne parlait très bien le Français, mais parlait aussi le patois avec les gens de son âge : "Tio l'heuche", "ma couaijezz vo don", mais ses petits-enfants se rappellent encore de ces formules de la vie courante.

Jeanne allait voir sa soeur Marie au Void d'Escles en vélo 2 fois par semaine (elle avait eu son premier vélo grâce à sa vente de dentelle à l'âge de 22 ans), recevait Léonie (la Nonie, sa belle soeur) tous les après-midi (à Diévau).

Jeanne vouvoyait ses parents, Lucien et Justine, qui la vouvoyaient aussi.

Jeanne était d'une discrétion absolue : ne pas déranger, pas de paroles inutiles, s'asseoir au coin de la table pour prendre moins de place...

Jeanne s'est occupée aussi de Léon Berry, le commis, comme de son propre enfant (il avait 14 ans de moins qu'elle) et ce jusqu'à sa mort.

Jacques a toujours vu Jeanne habillée en noir, avec beaucoup de couches d'habits, été comme hiver.

Jeanne touchait une retraite très faible, apportée par le facteur en liquide, mais elle ne dépensait presque rien. Elle gardait donc son argent dans une armoire : une partie pour son enterrement et la messe, le reste pour ses deux petits-enfants : après sa mort, ils ont eu chacun vingt mille francs en billets.

Jeanne était pleine de compassion et de bienveillance, mais on ne l'a jamais vu pleurer ou s'apitoyer.

Jeanne était très anxieuse : si Jean et Paulette n'étaient pas revenus d'Epinal à l'heure prévue (l'heure de la traite), alors elle imaginait le pire : "j'ai vu une ambulance passer, ils ont dû avoir un accident ..."